le blog stigny

Le vrai Clafouti

11 Décembre 2005 , Rédigé par Jean-Pierre Nicod Publié dans #stigny

La recette du vrai Clafouti aux cerises

Cette recette n’est simple qu’en apparence : des cerises, une pâte à crêpes, du sucre et un soupçon d’alcool de fruit (si on aime). ¾ d’heure à four chaud et le gâteau est prêt à être dégusté.
C’est là la recette que tout le monde peut réaliser mais qui reste incomplète dans son essence même. Ce Clafouti sera peut-être bon. Il ne sera jamais exceptionnel : il manque les ingrédients fondamentaux qui, seuls, peuvent faire de cette pâtisserie un chef d’œuvre inégalable.
Le Clafouti, le vrai, est avant tout une envie, un désir profond, une sorte d’instinct venu de très loin au fond de la mémoire. C’est animal. Il faut avoir des souvenirs d’enfance sous un cerisier familial. Des frimousses barbouillées de jus rouge et sucré, des rires d’hommes, des cris de femmes affolées par les taches irrémédiables sur les maillots, les culottes courtes et les jupettes, des balançoires de fortune, le courage et la force des grimpeurs qui bravaient la pesanteur, devenaient presque oiseaux, pour emplir les seaux de ces fruits magiques. Combien ont-il troublé de jeunes filles ! Comme nous les regardions aussi impatients de goûter à leur récolte que de pouvoir, à notre tour, les imiter !
Le goût du Clafouti du soir, aux cerises si fraîches qu’elles restaient fermes malgré la cuisson, ne peut jamais être oublié. Ensuite, c’était le retour vers la ville, fatigués, sommeillant dans un train de banlieue. La ligne de Sceaux qui n’était pas encore le RER mais des vieux wagons emplis de cageots de fruits et de brassées des derniers lilas. Il y avait des chants et des disputes et des odeurs de campagne, de fleurs, de cerises écrasées et d’aventure. Les gares : Orsay, Lozère, Massy Palaiseau, Gentilly, et les autres aux noms autant chargés de rêves que les îles sous le vent dont nous ne connaissions pas encore l’existence. Mais qu’est-ce donc que Tahiti à côté de « Fontaine Michalon » ? Ont-il seulement des cerisiers là bas ?
Puis d’autres temps viennent, les jupettes qui s’allongent, la barbe féroce qui chasse les barbouillages de jus de fruit, on s’éloigne du cerisier, le jardin est vendu. L’arbre coupé. On part vers sa vie. On laisse un morceau de son coeur derrière soi, sans le savoir encore.
Et c’est là que commence pour certains, pour les meilleurs, ceux qui n’oublient jamais, la recette du vrai Clafouti. Celui qui contiendra toutes les joies de l’enfance disparue, dans la saveur d’une seule bouchée.
La recette commence par une longue quête. Il n’est pas question d’utiliser des cerises mercenaires. Le Clafouti est un gâteau d’Amour et l’Amour ne s’achète pas. Il va donc falloir un cerisier à soi. Le cerisier du Père. Un cerisier demande un jardin, il faudra donc un jardin. La recherche du jardin aux cerises est parfois longue, elle peut durer des années, des dizaine d’années, parfois toute une vie. Souvent elle échoue. On perd la bataille faute de moyens, faute d’avoir choisi le bon terrain, le bon arbre. Les cerises sont rares, mangées par les oiseaux avant de mûrir complètement. Parfois on désespère devant ses arbres inféconds alors que d’autres, qui se moquent bien de la recette du vrai clafouti, laissent pourrir, sur leurs branches croulantes de bonheur, des cerises qu’ils ne cueillent même pas.
La quête du Graal n’est guère différente ni plus difficile. Il arrive qu’on perde courage. Qu’on voie le temps passer, l’hiver venir, sans avoir jamais pu parvenir à emplir une seule corbeille de ses cerises. Un jour, parfois, il arrive pourtant que le miracle s’accomplisse. On n’y croyait plus. Les gels tardifs, les oiseaux, les maladies, les pucerons, on pensait n’en jamais venir à bout et, cette année là, ce mois là, ce jour : elles sont là. Juillet 2004 l’arbre béni plie sous sa charge de fruits vermeils. Ses branches s’inclinent pour pleurer leurs cerises dans les paniers qu’on leur tend. Le monde n’a jamais été plus beau. La Recette peut continuer.
Tout n’est pas encore gagné. Le jardin, l’arbre, les fruits sont importants et indispensables mais il faut aussi une Femme, et une Femme qui soit capable et digne de la Recette. Elle doit être, même à son insu touchée par la grâce de la Recette. Elle ne peut pas se contenter de préparer le gâteau distraitement en pensant à autre chose, il lui faut, actrice essentielle, recueillir en elle par d’invisibles antennes toute la charge d’Amour, de Souvenirs et d’Emotions qu’elle va transmettre aux ingrédients et qui vont faire de sa pâtisserie LE Clafouti aux cerises.

J’ai mené cette quête, j’ai cueilli ces cerises que je n’espérais plus, une femme a cuisiné le Clafouti avec elles, touchée par cette grâce, elle l’a magnifiquement réussi et, signe de sa dignité, elle a renouvelé son exploit autant de fois que j’ai pu lui fournir des cerises en suffisance.

C’est en dégustant ces Clafoutis, même si certains s’en moqueront, que j’ai le mieux compris la parole du Christ « mangez car ceci est mon corps ». Dans chaque parcelle du gâteau se trouvaient mon enfance, mes parents, leurs amis et leurs familles, leurs rires, leurs joies simples, leur bonheur et leur amour de la vie.

La recette s’achève ici . Je la passe comme un témoin à un autre quêteur de ma lignée. Je considère qu’une importante partie de ma vie est réussie.
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